Les voisins
Deux enfants, avec un sac sur le dos, montent la rue vers l'école en se tenant la main. Ils croisent l'ancien instituteur qui descend vers le bourg. Au coin de la rue, des hommes discutent devant le marchand de journaux et saluent la voisine aux bras chargés de paniers pleins. A cet endroit flottent et se mêlent l'odeur du pain chaud et des rillettes aux quatre épices du boucher de la petite place.
C'est mon village. Mon village aux mille visages.
Un pigeon s'enamoure en sautillant sous la rosace aux verres de plomb teintés de l'église. Le chat du café traverse la place sans l'écouter. Plus loin, accrochés aux vallons, dans les hameaux liés par les sentiers de paille, les maisons de pierres blanches ferment à demi leurs volets colorés à la chaleur de l'été naissant. Parfois, sur les toits d'ocre ou d'ardoises, la pluie glisse et roule en éclat. Plus loin encore, les murets tremblants de pierres sèches accompagnent les chemins serpentins. Dans les champs verts et jaunes, troués de rivières tranquilles, les ponts anciens marient les rives.
C'est mon village. Mon village aux mille paysages.
La mosaique
Interview
Micheline Charles, comment vous est venue l'idée de prendre en photo les habitants de votre village, pour faire une photo-mosaïque géante ?
En lisant un reportage sur Joan Fontcuberta. C'est un artiste catalan, qui utilise ce procédé de photo-mosaïque pour réaliser ses oeuvres ; les tours jumelles, la prison d'Abou Graïb etc... J'ai trouvé que la symbolique était très forte. En me réveillant le lendemain matin, j'ai eu envie qu'une photo de mon village soit ainsi formée par tous ses habitants. Une sorte de mémoire visuelle et collective, où les noms de la liste électorale, de l'annuaire, auraient un visage et les enfants un lieu d'appartenance.
Comment fait-on ?
Au début, je ne savais pas si cela était réalisable ! Alors, comme je travaille chez un vétérinaire, j'ai fais une première mosaïque avec les animaux. Pendant un mois, j'ai pris environ cent quarante portraits qui, au final, représentent ma chienne Faridon. Puis, j'ai essayé avec mes photos personnelles et ma maison. C'était pas mal, mais le logiciel que j'avais téléchargé alors, était un peu décevant. Gratuit, très rapide mais de qualité insuffisante. Alors, j'ai téléchargé celui que Fontcuberta utilise ; AndréaMosaïque. En plus il est gratuit lui aussi ! Son seul défaut, pour moi, est qu'il est en anglais... Ensuite je suis allée chercher ma « matière » et j'ai commencé les premiers portraits en janvier.
Comment ça s'est passé ?
C'était un peu difficile pour moi. Je suis une photographe du dimanche qui ne fait pratiquement jamais de portraits. J'aime l'indirect, les reflets, les images détournées, pliées, déformées, ainsi que les paysages. Alors là, pour ce projet, j'étais dans la photo directe, le vis à vis, le face à face, le - ne bougez plus ! - un sourire s'il vous plait ! J'avoue avoir pris sur moi ! En même temps, j'ai découvert cet instant suspendu où « l'autre » se « donne » à votre oeil. C'est une sensation étrange et belle. Je sais que ce n'est pas rien d'être photographié. Il faut poser, montrer à une inconnue qui l'on est en moins d'une seconde. J'ai donc pris chaque photo comme un cadeau. Je n'oublierai jamais.
Il y a des portraits plus « faciles » que d'autres ?
Les enfants sont les plus faciles à prendre en photo. Ils sont mitraillés depuis leur naissance. Les ados,eux, prennent la pose genre séries télés, ou se rebellent et cachent leurs appareils dentaires et leurs boutons derrière une bouche serrée, des tas de cheveux et de lourdes écharpes patchoulisées. Pour l'adulte, ç'est plus compliqué. Il se trouve moche et déteste se faire prendre en photo - ça va casser ton appareil, ou bien - t'as pas plu beau à prendre en photo ? - mais je ne suis même pas allée chez la coiffeuse ! Parfois, la voisine est là pour m'aider - pourtant t'es belle toi ! Il faudrait être sociologue pour expliquer tout cela !
Ma génération des quarantenaires, ainsi que les précédentes, n'étaient prises en photo que pour les grandes occasions ; baptêmes, communions, mariages etc... C'est peut être à cause de ça ? Je me souviens de ces poses sans cadrages. On se retrouvait coupés en deux sur les fonds baptismaux ou, très loin, en blanc, au milieu d'une foule immaculée - Ah c'est toi là au premier rang avec la chaussette qui tombe ? Pour se voir sur la photo, il valait mieux être petite au premier rang, enlever l'élastique d'une chaussette ou mettre un cierge qui clignote sur la tête !
Vous alliez dans chaque maison ?
Oui, j'ai fais du porte à porte. J'avais emprunté la mobylette d'un ami pour faciliter mes déplacements. J'y suis allée mes jours libres car je travaille à temps partiel. J'ai essayé de ne pas trop déranger les temps de repos de chacun, en respectant les grasses matinées, le dimanche après-midi et les fins de soirées quand on s'occupe des enfants, de faire à manger etc... Parfois, je prenais rendez-vous. Et puis j'ai fais aussi la sortie des écoles... Il y a beaucoup de monde mais ça va trop vite. J'ai aussi pris les gens au cabinet vétérinaire, dans la rue, à leur travail etc... J'avais toujours mon appareil photo avec moi. Pour les absents, on m'envoyait les photos par courriel.
C'est quoi votre appareil ?
Un reflex numérique, le Canon Eos 350 D. Je l'aime bien car il est léger et pratique. Avec lui, il y a le logiciel « Zoombrowser », qui me permet de « rogner » chaque photo et mettre les couleurs automatiques.
Vous avez été bien accueillie ?
Oui, et c'est ce qui m'a le plus profondément touchée et restera longtemps dans ma mémoire. On m'a toujours écouté et même ceux qui ne voulaient pas se faire prendre en photo m'ont ouvert leur porte. Pour des raisons évidentes de santé et de qualité de photo, j'ai refusé des dizaines de cafés et d'apéros. Il m'est arrivé d'accepter parfois, quand ma « journée » était terminée. Alors, on s'asseyait pour discuter un moment. C'était vraiment génial ! J'ai un souvenir assez émouvant d'un petit blanc sec du pays Nantais...
Comment se passaient vos rencontres ?
Le plus long était d'expliquer mon projet. Les portraits, la mosaïque, le village, le résultat final et l'exposition sur la place de l'église. J'ai toujours mis en avant que c'était un projet personnel, soutenu et financé par la municipalité et le Foyer Rural. J'ai parlé de mémoire collective, visuelle et éternelle et de souvenir et lieu d'appartenance pour les enfants. Certains connaissaient déjà le procédé, mais pour la grande majorité, cela a été une découverte. La plupart étaient tout de suite très enthousiastes.
Ensuite, après accord, je cherchais le meilleur endroit pour les prendre en photo. A l'extérieur le plus possible. Je regardais où était le soleil, je choisissais mon fond, la couleur etc... Je prenais les clichés en quelques secondes puis les montraient pour approbation. Les plus anciens n'en revenaient pas - on peut se voir tout de suite ? Si cela ne convenait pas, on recommencait. Pour ça, c'est assez génial le numérique !
Le soir, en rentrant, je téléchargeais les photos (jusqu'à soixante les « grosses » journées) sur mon ordinateur. Je recoupais et optimisais chaque portrait et les rajoutais à mon dossier d'images « périgné ». Je reprenais les noms sur un cahier et le jour de la photo. Il ne fallait surtout oublier personne ! Pour m'aider, la mairie m'avait donné une liste simplifiée du dernier recencement avec le nom de famille et l'adresse.
Combien de personnes sur la liste ?
1033.
Et combien de portraits vous avez pris ?
1042 !
Vous expliquez cela comment ?
C'est là que je me suis apercue de la « nomadisation » de mes concitoyens. Il y a cinquante ans, les gens naissaient, se mariaient, travaillaient au village. Tout le monde connaissait tout le monde. Par le travail et les changements de comportements, les gens n'hésitent plus à bouger. Quand je pense que ma famille a fait 800 mètres, du village voisin à Périgné, en quatre siècle ! Je me dis que nous n'y sommes pour rien dans la découverte de l'Amérique ! Cela me fascine tous ces gens qui partent, bougent, déménagent et cheminent.
Dans plusieurs maisons, j'ai pris en photo les anciens et les nouveaux arrivants. En accord avec la municipalité, il nous semblait important d'inclure, aussi, les jeunes étudiants qui votent et participent à la vie du village, ainsi que les « anciens » des maisons de retraites avoisinantes. Nous sommes tous, un petit bout de la mémoire de ce village.
Des refus ?
Oui, une vingtaine. Au début, j'étais un peu vexée, malgré mon respect pour le choix de chacun. Et puis après, j'ai accepté, d'autant plus que les « refus » ou leur famille m'expliquaient le choix de la non-participation au projet.
Pourquoi ?
Toujours, la fameuse image de soi - on a jamais réussi à le prendre en photo, même pour les repas de famille . J'ai eu aussi des raisons politiques - on veut pas être mêler à la commune ! Ainsi que des besoins d'anonymats qui m'ont titiller l'imagination ! Je crois qu'au 64 de la rue .... à Périgné, une section des Farc s'apprêtent à prendre le Père Noël en otage. Mais je n'en suis pas très sûre...
Facétieuse ?
A tel point que j'ai failli inclure un portrait de Brad Pitt dans la mosaïque - ah bon, il habite à Périgné ? Oui, c'est la grande famille Pitton qui habite la maison derrière l'ancien notaire, son grand-père était cantonnier. Le petit allait toujours jouer chez les voisins et son père disait à la voisine - si tu le veux, je te le brade ! D'où le nom, Brad Pitt... Bon je rigole bien sûr, mais c'est vrai que le coup de « chercher l'intrus » m'a parfois tentée ! Et puis, en fin de compte, je me suis dit que Périgné se suffisait à lui-même !
Vous retiendrez quoi de cette expérience ?
Les rencontres. Toutes ces discussions, ces échanges, c'est magique ! Avec des phrases comme des refrains - on ne connait même pas les voisins ou bien - depuis que les enfants ne vont plus à l'école, on ne connait plus personne. Bien au chaud dans son espace intime, il y a l'envie d'aller vers « l'autre ». J'ai vu des quartiers très organisés ; pétanque, bières, barbecue, et fiers de leur rue. Je dois dire que ça m'a sacrément réchauffé le coeur ! Je me disais qu'il faudrait peut être se donner des rendez-vous plus ponctuels ; un marché hebdomadaire, un vide-grenier, une foire aux fleurs etc...
Je garde aussi, forcément, beaucoup de souvenirs. Des drôles et des très tristes. Un dimanche matin, je suis allée prendre une voisine en photo. Elle venait d'être grand-mère pour la deuxième fois. Une petite fille. On a raconté des bétises de voisines. Il faisait beau ce matin là et elle me sourit pour la photo. Le dimanche suivant, elle s'est suicidée. Ca m'a bouleversé ! Je me sentais presque responsable de sa mort. Le lendemain, sa famille est venue me demander la photo pour qu'ils puissent se recueillir. Je l'ai faite agrandir. C'est celle qui était sur le cercueil et maintenant gravée sur le marbre. Quelque part, j'ai été un peu la dépositaire de sa mémoire ! La dernière photo. Ca va mieux maintenant, mais il m'a fallu du temps pour accepter cela.
C'est arrivé encore quatre fois que les gens meurent après mon passage, de maladie ou de vieillesse. J'avais l'impression de porter la mort avec moi. Heureusement - ça fait bizarre de dire ça - il y a eu des naissances. C'est là que j'ai senti le « flux » de la vie. Quelqu'un s'en va, un autre arrive.
Et des anecdotes ?
A la pelle ! Il y a cette gamine à qui sa mère explique que - la dame veut te prendre en photo. La petite, elle doit avoir 5 ans, va près d'un mur, s'accote, pose l'autre main sur sa hanche, croise ses pieds et me regarde avec ses grands yeux noirs. Je suis bluffée ! Il ya aussi la vieille dame qui veut se faire propre pour la photo. Celui qui se met de l'eau de cologne avant le cliché. Les gens en pyjama le dimanche matin. J'ai vu les chaussons dépareillés, le pli du drap de la sieste, les cheveux du même côté après la nuit, les bigoudis sous le chapeau, les pleurs de l'enfant timide, la plaie que l'on cache. J'ai même eu une fois un - je suis sous la douche ! Mais je ne fais pas de photos de nus !!
Ce qui me frappait, avec les familles, c'était les ressemblances qui ne me sautaient aux yeux que dans le viseur ! C'est bizarre, ça !
Et puis aussi, au cours de ces rencontres, j'ai collecté un peu de la mémoire du village. Là un bout d'escalier enfoui, là une querelle de voisinage - il faudra pas les mettre à côté sur la photo ces deux là !, des surnoms oubliés. J'ai visité les moulins, les maisons, les jardins. Je connais maintenant chaque habitant et le moindre recoin de ce village. C'est énorme ! Cela m'a permis, garde champêtre sans tambour ni trompette, de rapporter les doléances des habitants vers la mairie et vice versa.
J'ai découvert des gens étonnants, comme celui qui prend des photos aériennes avec un cerf-volant. On a beaucoup discuté, c'était sympa. Il a proposé de m'aider pour la photo finale, mais la météo en a décidé autrement. Et puis aussi une webmastrice, un apiculteur, des peintres amateurs, des passionnés de photo, des amoureux du village, des collectionneurs, une ancienne brocanteuse etc...
Vous avez mis combien de temps pour tous ces portraits ?
Environ six mois. Il me manque une ou deux familles que je suis allée voir sans succès. Je m'en excuse auprès d'elles. Il me fallait finir, car j'avais des impératifs d'impression et des dates à tenir. Je mettais fixé les règles avant le commencement du projet ; temps, lieux, personnes, pour ne pas m'éparpiller. D'ailleurs, on me demande souvent si l'oeuvre évoluera dans le temps ; naissances, nouveaux arrivants etc... Pour moi, c'est un autre travail, un concept différent, je ne le souhaite pas pour le moment.
Ensuite, il a fallu faire la mosaïque ?
Oui, j'ai commencé la première avec 300 portraits. J'ai pris ma photo finale, l'entrée du bourg par Niort, en février, quand la végétation est encore endormie. J'avais en mémoire, les anciennes cartes postales du bourg, dont, cette entrée par la nationale. J'aime beaucoup cet endroit car il y a des niveaux différents. La route qui monte vers le bourg, le lavoir, l'église et le bistrot en fond, tous ces éléments représentent, à eux seuls, une partie importante du village. On dirait presque un tableau.
Le logiciel est en anglais et j'ai vraiment galéré pour les réglages ! Alors j'ai fais des dizaines d'essais. Au début, je me suis plantée en prenant, par erreur, AndréaMosaïque Paysage ! Il me sortait la photo avec tous les portraits à l'horizontale. C'était beau mais on était tous couchés ! Après arrachage de cheveux, diminution de chaque portrait et des dizaines d'heures passées, j'ai vu que le logiciel me proposait, dans son arborescence, une mosaïque Portrait !!!!
Ensuite, j'ai transgressé les valeurs prédéfinies du logiciel pour certains choix, comme le nombre de photos par rangées. J'ai essayé en augmentant de près de la moitié le nombre proposé et le résultat était, enfin, proche de ce que je recherchais. Je voulais une image finale assez près de la réalité et des portraits suffisament visibles et de bonne qualité. Il fallait que les gens se voient et, en même temps, reconnaître le village au premier coup d'oeil. En passant de 60 à 150 photos de 60 pixels par rangée, en permettant au logiciel de modifier les photos de 30%, en multipliant chaque portrait par onze et le tout en mode «standard», ça a fini par coller. Par contre, il faut être patient car le logiciel met près d'une heure et demi pour faire la photo. Au final, elle pèse 54 Mo, avec environ 11 000 photos de 60 pixels chacune.
Vous êtes satisfaite du résultat ?
Oui, vraiment. J'aime beaucoup. On dirait un tableau peint par les pointillistes comme Seurat ou Signac..
Et pour imprimer la photo ?
Avec la municipalité, on a choisi un imprimeur qui avait déjà travaillé pour la commune. Il était très motivé par le projet. Je suis allée chez lui pour un aperçu et j'avoue que c'était drôlement bien de voir, enfin, le résultat. Au final, chaque portrait mesure 3 cm sur 2. C'est à dire que, à quelques mètres, on voit une photo du village, et, en se rapprochant, un mur de photos d'identité de 2 mètres sur 3.
Vous l'avez appellé « Les Voisins », c'est ça ?
Oui, c'est ça. Au début, je n'arrivais pas à trouver un nom qui me plaise vraiment. Je tournais les mots dans ma tête, Périgné, Mosaïque etc... rien ne venait à part Périscope, Périsaïque. Cela ne me convenait pas du tout. Un jour de repas avec les amis, j'ai mis le cd de Renan Luce. Une amie m'a dit – tiens, je sais comment tu peux l'appeler ta photo, LES VOISINS/LES VOISINES. Du coup, cela devenait une évidence. On est toujours le voisin de quelqu'un. J'ai enlevé LES VOISINES et garder LES VOISINS. Puis, en poussant la réflexion collective un peu plus loin, on a décidé de demander à Renan Luce d'être le parrain de la mosaïque. Je lui ai envoyé plusieurs courriels, mais je n'ai pas eu de réponse pour le moment.
Et après ?
Après je veux voir l'oeuvre vieillir et se patiner. Est-ce qu'elle sera visitée, comment, en famille après le repas dominical, entre copains, en cachette, en amoureux, en voisin ?
Et puis, c'est un peu le portrait de Dorian Gray inversé, nous allons changer... pas la photo. Ce sera sympa, de se revoir dans quelques années !
Combien d'heures passées ?
Près de 300, mais j'aurai pu faire moins. En même temps, c'était ma première fois...
Une dernière anecdote, pour finir ?
En mai, je passe chez un voisin. J'arrête ma mobylette devant son rang de tomates. Il en a une grappe pleine de fruits rouges et ronds à craquer. Je lui en fait grands compliments, tout en ne cachant pas ma surprise de voir des tomates déjà mûres. Il éclate de rire. Elles ont été acheté la veille sur le marché et accroché à un pied. Un truc pour épater les copains ! Par contre pour la photo, il n'aime pas trop ça mais ses enfants et petits-enfants lui ont demandé de participer. Il repense à ses tomates et me sourit. Clic.
Périgné le 26 aôut
Propos recueillis par MC.